Je me fais vieux. Plusieurs milliers d’années que je n’ai pas foulé la terre ferme, et mes jambes me le font sentir. J’aurais pu songer à me couper les cheveux, aussi, cet espèce de touffe blanche n’arrête pas de me tomber dans les yeux. Nom de moi, ce que je suis ridé. La dernière fois que j’avais regardé dans un miroir, c’était pour façonner cet espèce d’idiot d’Adam à mon image, et manifestement les millénaires n’ont pas arrangé mon cas. Je n’ai plus que les os sous la peau, et celle-ci trouve quand même le moyen d’être plus fripée qu’un escargot sec tout en me donnant l’apparence rachitique de ce pauvre mollusque rabougri. Je pouvais tout voir et tout faire, j’ai maintenant l’impression que le moindre coup de vent que je n’aurais pas prévu pourrait me ramener chez moi, là-haut…
Manifestement, je n’ai plus toute ma tête non plus. Ma source d’imagination et de création semble s’être tarie. Heureusement que j’ai déjà inventé les bases, mes espèces de primates avancés dont j’ai rejoint les rangs peuvent s'occuper du reste et prendre la relève. Par moi-même, que leurs corps sont frêles et leurs crânes fragiles, j’aurais vraiment dû dormir plus cette nuit du cinquième jour, avant de les créer, ils sont pleins de défauts et je les sens maintenant… Seraient-ils restés fidèles, j’aurais envisagé la mise au point d’une version 2.0, mais ils ont décidé de m’abandonner par milliers, millions, milliards, pour vénérer leurs propres divinités, créées selon leurs souhaits et besoins. Cependant, mes fidèles restent nombreux, Des milliers de pensées assaillent chaque seconde mon cerveau, je ne saurais retrouver les miennes dans ce capharnaüm ambiant, et honnêtement, malgré ma possession jadis de savoir et sagesse absolue, je ne pense pas être capable de suivre une conversation de plus de quelques minutes avec qui que ce soit, alors je me suis réfugié dans ce vieux manteau gris. La volonté divine, censée être sous mes ordres, m’a relégué au rang de vieux crouton bon à enfermer dans une maison de retraite pour ne pas faire peur aux enfants. Vous m’imaginez, moi, prendre le thé avec Ginette, Gertrude et Raymond ? Moi, dont la voix résonnait dans l’entièreté de ma création, moi, dont la volonté était faite sur la terre comme aux cieux, moi, qui étais aimé mais surtout craint par l’ensemble de l’humanité et du règne animal… Les Hommes ont enfin compris, mon dernier message, mon dernier leg, autant mon héritage que l’arme qui servit à me tuer. Elohim est un pluriel.

Nietzsche, toi qui voulais tant ma mort, voici mon épitaphe, gravée en pixels et octets sur un forum. Tué à nouveau, tranché en deux par le blasphème, exposé comme un vieux fou sur la place publique par un écrivain de pacotille se prenant pour moi (regardez, il m’écrit même à la première personne !) et condamné à faire le pitre. Enfin, tant qu’à être là, autant passer un bon temps. Asseyez vous donc, les enfants, je vais vous conter l’histoire depuis le Début, with a big D. Au commencement, il n’y avait rien, c’est pas moi qui le dis c’est le bouquin. Ou alors il y avait ce truc, une sorte d’esprit, non Billy pas comme Casper, cet esprit était très puissant et avait beaucoup d’imagination. Comme il s’ennuyait un peu comme un rat mort, ce qui en soit est plutôt paradoxal quand on prend en compte que ni les rats, ni la mort n’existaient à l’époque, il fit un peu de jardinage, mit du terreau, a arrosé et il fut content… Du moins jusqu’au lendemain, car il avait entre temps créé le concept de jour et de nuit, il voyait donc défiler les heures, contemplant son jardin qui lui semblait bien morne. Il s’inventait alors des bestioles à la con pour moins s'ennuyer, vous voyez. Le problème c'est qu'une de ses bestioles est devenue intelligente, et simultanément insupportable, voulant une deuxième de son espèce. Il lui a alors arraché un os pour le faire taire, mais une autre en a poussé ! Et ces trucs ont bouffé une pomme, des vrais sympathisants de Jacques Chirac, et ils se sont pris un éclair parce que j'aime pas ce type. Fin de l'histoire ? Non, malheureusement… Ils ont commencé à se reproduire, et le bordel n'en fut que de plus en plus grand… jusqu'à ce qu'ils m’oublient, moi, leur créateur ! Je ne leur demande pas de m'appeler daddy, mais quand même, un peu de respect ! Alors je suis allé me saouler dans un bar, et j'ai mis une paumée enceinte alors que j'étais saoul… Elle était avec un autre type, ça craint, alors on s'est mis d'accord pour dire qu'elle n'avait pas perdu sa virginité et que c'était un miracle divin, wahou. Mon fils est ensuite devenu une espèce de hippie, 1969 ans trop tôt, avec une bande de clodos dont un qui a fini par causer sa mort, ça plaisantait pas la police à l'époque, on déconnait pas avec la weed. Et deux ou trois siècles plus tard, je suis revenu le sujet à la mode dans les soirées mondaines en Occident… Pour le coup, le moyen-orient ils m'ont toujours bien aimé, des élèves modèles (non, pas fayots, je ne dirais pas ça). Fast forward jusqu'à il y quelques décennies, tout le monde se met à décider que je n'existe pas, comme le père Noël (et pourtant je l'ai rencontré, c'est un type super), et là c'est le drame. J'ai eu l'impression de mourir. Et après je suis mort. Et je suis arrivé ici. Dans un corps comme ça, qui est pas du tout fait pour moi, imaginez mettre un hippopotame dans une boîte de conserve ! Non seulement ça déborde, mais ça n'a franchement pas bon goût.

Âge : 18 ans

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