Il toussa, baissa la tête pour cacher son rougissement, se gratta l'arrière de la nuque, constata une fois de plus que ses cheveux étaient plus courts qu'auparavant (s'y ferait-il un jour ?), incapable de prononcer le moindre mot. Qu'aurait-il pu dire ? Se présenter physiquement ? Ne pouvaient-ils pas le voir et constater par eux-mêmes ? Il n'était pas le moins du monde remarquable, sa présentation ne devrait pas être aussi attendue, avec tant d'engouement. Roxane, ou Roxie comme il aimait qu'on l'appelle, n'était pas bien grand. Quoi que bien plus grand que lorsqu'il était une femme. Son corps entier était bien différent du précédent. Ses jolies courbes féminines avaient été abandonnées pour des traits plus secs et des muscles ; ses cuisses étaient comme faites de béton et son ventre était paré des plus belles tablettes de chocolat. Il était pourtant très bien proportionné. Des épaules arrondies, des clavicules saillantes, des hanches étroites, de jolies fesses rebondies et des jambes légèrement arquées. Même si ses mains étaient probablement ce qu'il préférait chez lui. Des mains blanches à la peau douce, des veines bleutées créant de petites montagnes sur le dos, des lignes de vie marquées et un poignet gracile.

Son visage était resté fin et délicat comme de la porcelaine, prêt à s'ébrécher à la première brise. Il n'était donc définitivement pas fait pour les bagarres, au risque de répandre des éclats fragiles au moindre coup. Il se souvint encore de la première fois qu'il s'était observé dans un miroir, après son réveil surprenant où il était devenu un homme. Ses cheveux, si bouclés et si blonds lorsqu'il s'était endormi, devenus plus lisses, s'étaient éclaircis, tirant sur un gris nuage, retombaient sur ses omoplates. Ce qui le choqua le plus fut ses yeux. Ses yeux, dont un qu'il s'empressa de cacher, avaient changé de couleur. Celui de droite était vert comme la plus scintillante des émeraudes et la plus grasse des prairies. Celui de gauche, son cœur en rata un battement, était sombre comme la nuit, noir comme le charbon. Il n'en discernait plus l'iris de la pupille. Bien sûr, si l'on oubliait ce petit détail, qui faisait pourtant sa particularité mais qu'il n'avait pas su accepter, il était d'une beauté époustouflante. Des traits fins, dessinés avec la plus grande précision. Son nez était droit, ses pommettes, hautes, son front, lisse, et sa bouche, aux sourires incertains et aux rires cristallins, pleines comme une fleur gorgée de pollen.

La Roxane d'autrefois, bien évidemment, avait dû dire adieu à ses longues robes, ses manières de précieuses et ses chaussures insupportables qui lui faisaient des cloques sur les orteils. Roxie avait dit bonjour, avec une joie un peu étrange, aux jeans, baskets et t-shirts. Il s'était rapidement adapté à sa nouvelle situation. Il en riait même parfois. Oui, cette nouvelle vie avait du bon. Il était plutôt beau garçon. Pourtant, avec le temps, et les événements, son corps lui était devenu étranger. Les trois longues et fines cicatrices sur son cou et descendant jusque sur sa poitrine lui rappelaient le douloureux souvenir d'une prise d'otage qui aurait pu mal tourner. Alors, oui, il était plutôt beau garçon, mais à quoi cela pouvait-il bien lui servir ?



Pour ce qui était de savoir ce qui se passait dans cette jolie tête, il fallait y mettre les mots. Certes, ils verraient à quel point il était timide et si peu sûr de lui, rougissant comme un enfant, baissant les yeux et se tortillant les mains à s'en arracher un doigt. Autrefois, Roxane avait été le centre de l'attention parce qu'elle était une dame, une précieuse, une magnifique poupée que tous rêvait d'embrasser et de serrer contre leur cœur. Qu'était-il aujourd'hui ? À qui plairait-il ? Qui se retournerait sur son chemin, lui qui préférait fixer les pavés à ses pieds plutôt que le bleu du ciel au-dessus de sa tête ?
Esprit affûté et pourtant si naïf.

L'ancienne Roxane avait été frivole, égoïste, inconsistante, inaccessible, manipulatrice et capricieuse. Roxie l'était probablement toujours un peu, au fond de lui, mais il avait considérablement changé. Il avait comme grandi, mûri, et s'était assagi. L'idée de papillonner ne l'intéressait plus, les caprices semblaient loin derrière lui (bien qu'il reconnaissait volontiers avoir tendance à bouder facilement pour des choses futiles, il faisait de son mieux pour se contrôler). Il voulait placer l'autre avant lui, quitte à s'oublier, il voulait partager, donner et recevoir. Il voulait aimer et qu'on l'aime en retour. Il voulait vivre de folles aventures. Fini la petite vie morose de précieuse, à s'éventer toute la journée et jacasser sur le dernier effet de mode. Fini le temps où elle devait se trouver un mari pour être une femme respectable. Il rêvait d'épées, de voyages, de nuits blanches, de déserts arides et de mers indomptables. Sa vie commençait enfin, il ne la laisserait pas lui filer entre les doigts. Il prendrait des risques, sauterait dans le vide, sauverait la vie de personnes en danger, provoquerait des duels et utiliserait son verbe, qu'il savait entraîné, pour parvenir à ses fins.

Mais que pourrait-il dire ? Que pourrait-il leur dire ?

Qu'il était doté d'une honnêteté à toute épreuve, d'une franchise implacable, bien souvent condamnable ? Après tout, seule la vérité avait le pouvoir de blesser. Il en avait fait les frais autrefois. Qu'il était bien trop sensible et que, en si peu de temps, cela lui avait déjà valu des moqueries et commentaires désobligeants ? Qu'il adorait la nature, était capable de rester des heures durant assis au milieu d'un champs de fleurs et que, par conséquent, il aimait son travail plus que tout ? Quelqu'un prêterait-il attention à tout cela ?

Alors, doucement, Roxie recula et laissa son auditoire sans réponse aucune. N'était-ce pas mieux d'apprendre à se connaître alors que nous n'y étions pas forcés ? Un sourire en coin, il se dit que, tôt ou tard, l'un d'eux viendrait et oserait approcherer Magdeleine Robin, pour ce qu'il était vraiment.

Lorsqu'elle vit le jour, Roxane était destinée à une vie de joie, de gloussements et d'hommes éconduits. Elle était belle, la plus belle de toutes, petite poupée aux boucles blondes et aux grands yeux bleus ; son cousin ne cessait de lui répéter, l'admirant alors qu'ils jouaient dans les fols épis de blés. Plus tard, alors qu'ils grandissaient ensemble, elle l'admira à son tour pour son courage et sa bravoure. Mais elle avait le monde se formait autour d'elle, du beau monde, qu'aurait-il pensé si elle avait avoué combien Cyrano faisait battre son cœur ? Il était laid, comment des gens, supposés comme elle, auraient pu comprendre ? Jamais ils n'auraient pu voir combien il était beau à ses yeux, combien il rayonnait à l'intérieur d'elle.

Ce fut alors qu'elle rencontra Christian. Il avait tout autant de courage et de bravoure que son cousin et il était beau. Et il parlait bien. Il prit la première place dans sa tête et crut faire de même dans son cœur.

Pourtant. Pourtant, en son sein, toujours un seul homme, un seul être : Cyrano. Non, pas Christian, non. Elle s'était enfermée dans les convenances, et surtout dans les apparences. Elle l'avait aimé pour sa beauté et lui avait inventé de l'esprit. Elle avait eu besoin d'une raison pour l'aimer, là où il n'y en avait pas eu pour l'être adulé. Ce fut ses mots, ses tendres mots, qui firent chavirer son âme. Ce soir-là, sous le balcon, lorsque le verbe aimé prit une voix adorée, qu'elle avait reconnu, mais avait continué d'imaginer comme une toute autre, elle avait fermé les yeux, emprisonné tout espoir, toute complication. Depuis le début, la première seconde, sa raison savait, mais son cœur s'obstinait. Cyrano.

Elle s'était retirée au couvent après la mort de Christian, le cœur déchiré. Christian qui lui avait avoué, quelques minutes avant de rendre son dernier souffle, préférer le petit amour, l'amour du corps, l'amour superficiel, l'amour simple, alors qu'elle se consumait d'amour sincère jusqu'au plus profond de ses entrailles. Comment pouvait-il être si éloigné, si opposé, aux doux mots qu'il couchait sur le papier ? Et Cyrano qui la pressait impitoyablement. Si elle aimait Christian même laid, mais bien sûr ! Pourvu qu'il continuait de lui parler avec tant de cœur, tant de verbe. Comment aurait-elle pu comprendre la terrible vérité ?  Christian, Christian, Christian, elle n'avait eu que ce prénom aux lèvres, alors que son cœur en chérissait un autre. Il l'avait quittée. Et elle vanta ses mérites, et Cyrano acquiesçait. Cyrano acquiesçait toujours pour elle. La lettre, les quelques dernières notes de bonheur, qu'elle trouva sur lui et qu'elle se força à chérir comme la prunelle de ses yeux, cette lettre qui, elle le découvrit bien trop tard, n'était pas de lui. Son sang, ses larmes. Cyrano. Elle s'était tant abîmée dans cette idylle, désormais que lui restait-il ? Une lettre au creux de la poitrine, les larmes sur les joues, et la présence tant chérie, tant demandée, de son cher cousin, son frère, son aimé, qui, pour la protéger, avait organisé son mariage caché. Qu'aurait-elle donné pour l'épouser ? Quel effet cela faisait-il d'être la femme de Cyrano de Bergerac ? Lui qui n'avait jamais déserté, lui qui l'avait épaulée, l'avait écoutée, l'avait aidée, l'avait aimée (oh elle osait tant y croire). Lui qu'elle avait fini par briser.

Mais, aujourd'hui. Aujourd'hui, le destin lui offrait une nouvelle chance. Roxie saurait la saisir, il saurait faire renaître le corps de Cyrano entre ses bras, là où, autrefois, il expira. Son Cyrano qui, durant toute sa vie, l'aima.

Âge : 18

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