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Principe élémentaire de physique numéro 45 : les ronds de lait (même très blancs) n’annulent pas les ronds de café (même très noirs). Kijé aimait à croire qu’il n’était pas du genre à faire des saletés sous les prétextes les plus stupides. Après tout, on ne confierait pas la charge de mille hommes à quelqu’un comme ça. Kijé était peut-être mort trop tôt pour avoir eu le temps de se familiariser avec ses devoirs de colonel, mais cela relevait du bon sens élémentaire. Et pourtant, le voilà qui faisait des expériences aux dépens de la propreté du comptoir. De toute évidence, il ne se connaissait pas si bien que ça. Il ne pouvait qu’espérer que ce n’était pas un trop gros obstacle pour la connaissance du reste du monde. Heureusement, Wojcieh ne serait sans doute pas du genre à l’envoyer en Sibérie à pied s’il remarquait les taches. En tout cas, quand Kijé avait mentionné la Sibérie au passage, le patron n’avait pas paru très clair sur son emplacement. Remarque, Kijé ne l’était pas davantage. De toute manière, Wojcieh n’était pas obligé de voir la scène de crime. Une éponge humide, éventuellement un peu de savon, un coup de torchon, et rien n’y paraîtrait plus. Et quand bien même il l’aurait vue, ce n’était pas grand-chose à côté de la couche superficielle de pellicules et autres débris que Kijé avait éradiqué peu après son arrivée. Kijé avait rassemblé ses armes et entrepris d’éponger le comptoir quand la porte de l’imprimerie s’ouvrit. Sans doute il n’y avait pas de quoi en être surpris. On était en plein dans les heures d’ouverture, et à travers la vitrine, un employé concentré devait avoir le temps de voir arriver les gens, même avec les machines qui obstruaient la moitié de la vue et les autocollants promotionnels qui cachaient le reste. Mais l’ex-colonel n’était pas concentré sur la bonne tâche, et d’ailleurs, dans un premier temps, il ne fit guère attention au client. Puisqu’on lui avait dit commence par finir ce que tu commences, il fallait d’abord finir le nettoyage. Heureusement, cette opération n’était pas des plus compliquées, et environ cinquante secondes après que le carillon d’entrée eut retenti, Kijé avait remis le torchon et l’éponge à sa place, et plus aucune trace de son méfait ne restait visible. Alors seulement, il sourit de toutes ses dents et gratifia le bonhomme d’un : — Bonjour monsieur ! Que puis-je faire pour vous ? Le monsieur en question n’était pas aussi blanc que les ramettes de papier — ou d’ailleurs, que le costume de Kijé, miraculeusement ressorti indemne de toutes ces sottises —, mais entre ses cheveux blonds, sa peau pâle et ses yeux clairs, il semblait y aspirer. Blafard ou pas, il était en veine : ce même matin et pour la première fois, Kijé avait réussi à traiter deux commandes sans anicroche, et comme on dit, jamais deux sans trois !
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La guerre est terminé et avec elle, se sont effacés les rumeurs qui pesaient sur Émile Zola. C’est étrange parce que depuis, il n’y a plus personne qui rigole dans la rue au passage du blondinet. Plus personne ne chuchote ou ne lui incombe de rentrer chez lui dès qu’il a le malheur de sortir le bout de son nez sans s’être assez déguisé pour qu’on ne le reconnaisse pas. Cela fait quelques jours que, pour essayer, Émile sort donc sans son éternel imperméable trop grand pour lui et cette affreuse casquette dans laquelle il avait prit l’habitude d’essayer d’y cacher l'entièreté de sa tignasse. Autant dire que les choses sont si différentes qu’il a du mal; vraiment du mal à réaliser que tout cela est fini. Après tout, on ne change pas quinze longues années de mauvaises habitudes, du jour au lendemain. Alors le voilà; prêt à aller faire imprimer les tracts pour sa prochaine exposition. Dans le même temps, Émile a prévu d’annoncer la fermeture de sa boutique, et a besoin d’envoyer un article déjà écrit à la presse. Ils ne vont sûrement pas l’accepter, comme tout ce qu’il a déjà envoyé. Ah ! Il avait pourtant prévenu pour Devil et ses agissements mais personne n’avait voulu l’écouter. Pourtant, l’ancien écrivain n’en est pas fier pour autant, parce que cette guerre lui aura certes fait gagner le respect de certains mais d’un autre côté, il en a perdu sa merveilleuse chevelure longue, n’en laissant qu’une longueur beaucoup trop courte à ses yeux. D’un soupire, il ramène justement une de ses courtes mèches derrière son oreille avant de passer la porte de l’imprimerie. Immédiatement, un homme -visiblement occupé à récupérer le comptoir-, lui adresse la parole.

— Bonjour.

Le ton est froid et ne s’incombe d’aucune politesse. Émile ne se sent particulièrement assez fort pour s’ouvrir à qui que ce soit, aujourd’hui; il n’a qu’une envie, c’est retourner se cacher sous ses draps pour ne surtout pas affronter le monde qui s’ouvre sous ses yeux, aujourd’hui. Ca n’est vraiment pas facile de prétendre que ces quinze dernières années n’ont pas existé. Alors finalement, le blondinet prend une longue inspiration pour tenter de calmer les tremblements de son corps, pour repousser l’attaque de panique qui menace de le briser en deux une nouvelle fois. Il faut qu’il affronte tout ça, sans avoir peur, la tête haute. Comme avant, quand il osait dénoncer tout ce que le gouvernement voulait cacher aux habitants; comme avant, quand il a mit sa propre tête en jeu pour obtenir gain de cause; même après un exil en Angleterre. D’un geste gracile qui dénote avec le ton de sa voix plutôt froid, quelques instants auparavant, Émile s’approche et pose sur le comptoir un deux feuilles. Un tract pour annoncer une exposition, et son fameux article à parvenir sur la fermeture de sa boutique. Une bonne et une mauvaise nouvelle, donc.

— J’aimerais faire imprimer ce tracts en une centaine d’exemplaires, si possible. Et ce dernier en trois exemplaires. C’est un moment très important; il faut bien faire attention à ne pas le détériorer.

Cette fois, le ton est impérieux, presque hautain.

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La commande était simple, mais ce n’était pas une raison pour se relâcher. Après tout, c’était simple aussi de recopier des ordres de promotion, mais que la plume s’égare un moment… Et le client serait sans doute un peu plus vigilant que le tsar, dans cette affaire. En tout cas, il avait bien mis Kijé en garde de ne pas abimer ses documents. Peut-être vit-il l’imprimeur jeter un coup d’oeil inquiet sur la tasse avec laquelle il avait fait ses ronds de lait, se souvenant qu’il avait nettoyé tout autour, mais avait oublié de passer un coup d’éponge sur le dessous. Enfin, elle était à une bonne vingtaine de centimètres du coin du flyer, écartant tout risque de contamination. Et une tache de lait sur du papier blanc, ce n’est peut-être pas si grave… De toute façon, il n’allait rien arriver. Kijé avait déjà causé quelques petites catastrophes, mais ce n’était pas comme s’il avait déjà renversé de l’encre sur un document unique au monde. — Rien de plus facile ! Et ne vous inquiétez pas, dit-t-il en prenant le flyer, prudence et discrétion sont les maîtres mots de la maison. (Le client n'avait pas besoin de savoir que la veille, c'était "Fiabilité et petits prix") Alors, je vous laisse me dire quel papier vous préférez pour le tract... Il était assez fier de la planche où il avait accroché ses échantillons, tous soigneusement étiquetés par grammage et finition. Bien sûr, pour le moment, il avait surtout vu des gens intimidés par le choix, qui, ne voyant pas très bien les avantages et inconvénients relatifs du 135g et du 170g, finissaient plutôt par lui dire quelque chose comme “Euuh… qu’est-ce que vous me conseillez ?” — ... Et sachez que si vous ne voulez pas aller distribuer les cent tracts vous-mêmes, quelqu’un ici peut le faire pour vous ! Profitant de sa maîtrise du logiciel dont il se servait pour faire les devis, Kijé avait en effet agrandi le catalogue des prestations du Mille-Feuilles. Bien sûr, l’”assistance logistique” qu’il proposait était surtout un prétexte à de nouvelles déambulations dans Insomnia, et peut-être les clients soupçonnaient-ils ces motifs cachés, car pour l’instant personne n’en avait profité. — En parlant de ça, ajouta-t-il en donnant le modèle de flyer à manger à Katinka — le scanner du bureau, mais il trouvait les surnoms plus faciles à retenir —, vous êtes sûr que vous n’en voulez pas un peu plus plus d’exemplaires ? Je ne vous pousse pas à la consommation, mais c’est à partir de 250 que nos tarifs deviennent intéressants… ... Et plus il y en a à distribuer, plus vous aurez besoin d’aide, voulait-il conclure, mais Wojcieh lui avait bien dit “pas de promenades pendant les heures d’ouverture”, ou quelque chose d’un peu moins cohérent faisant le même effet, et même s’il arrivait à inventer des justifications, il ne fallait pas pousser le bouchon trop loin. Comme d’habitude, il avait mis l’offre sur la table, il ne restait plus qu’à espérer que ce client-là s’en saisirait.
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Une exposition, c’est ce à quoi Émile a toujours aspiré. Des dizaines de tableaux peint de sa main propre, affichés aux yeux du monde ou de ceux qui pourraient venir voir tout ça. C’est quelque chose de précieux, à ses yeux, quelque chose que l’on ne vit pas souvent dans une vie et dont il faut prendre grand soin à la préparation. C’est pour cela qu’il vient faire en sorte que le maximum de gens puissent en voir l’étendu. Oh, il n’est pas si naïf; bien qu’on pourrait le croire parfois; il sait très bien que même si les rumeurs ont disparu, il reste dans le fond des coeurs des habitants de ce monde une rancoeur que l’on ne peut pas effacer d’une simple morceau de papier. Ce sera difficile et long, avant qu’il n’arrive à se racheter une image et c’est également la raison pour laquelle il tente de changer de métier. Les fleurs; c’est bien, mais il y a tellement de mauvais souvenirs associés à cette boutique qu’il est grand temps de la fermer. Il est grand temps d’évoluer et de changer ce mode de vie.

Émile prend avant tout le temps de décrire l’homme qui est en face de lui; tout en l’écoutant parler. C’est un homme qui a l’air de bien connaître son métier, qui décrit avec exactitude quel genre de papier utiliser, qui possède des nuanciers et des catalogues. Il se dégage d’ailleurs de cette boutique cette impression que l’on peut avoir en mettant les pieds dans une librairie. C’est calme, il y a une odeur de café -probablement ce reste de tâche que le gérant semblait tenter d’effacer à l’arrivée de l’ancien écrivain- mais surtout, le calme qui y règne prête à la confiance. Ca donne simplement envie de s’asseoir dans un coin et de regarder les gens de cette ville vivre au travers des carreaux de la porte. Un petit sourire se pose sur les lèvres d’Émile qui se détend alors légèrement; il n’y aucun danger, ici. Sans doute une vieille et méchante habitude que de se méfier du monde entier.

— Je voudrais un papier épais, que l’on ne puisse pas déchirer du premier coup de main. Et mh… une teinte taupe ? Vous faites cela ?

C’est indécis qu’il est, Émile. Parce que c’est la toute première fois qu’il se voit faire une chose pareille, laissant, dans son ancienne vie, les scribes s’occuper de ses publications. Mais ça n’est pas un bouquin à écrire ici, c’est une nouvelle histoire qui se dépose au creux de ses doigts et dont il doit essayer d’en faire le meilleur profit. Si c’est un échec, alors il essayera à nouveau; c’est bien ce que lui a appris cette guerre. On n’en ressort que plus fort, et plus grand.

— Je préférerai les distribuer moi-même… les moyens sont assez réduits depuis la guerre, vous savez. Alors le minimum sera le mieux.

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